[Note de lecture] Capital, salariat, droit du travail : où va-t-on ?

[Note de lecture] Capital, salariat, droit du travail : où va-t-on ?

15.11.2019

Représentants du personnel

Une fois n'est pas coutume, nous consacrons une "note de lecture" à un documentaire audiovisuel, "Travail, salaire, profit". Cette série d'Arte donne la parole à 21 chercheurs, invités à expliquer et à questionner des concepts fondamentaux comme le salariat, l'emploi, le travail et le droit du travail. Extraits choisis.

 

 

Revenir, dans de longs entretiens filmés sur fond noir, sans fioritures ni éléments de décor distrayants, sur le sens et l'évolution de notions aussi fondamentales que le capital, le salaire, le profit, l'emploi, le travail et le droit du travail, c'est la gageure que tentent Gérard Mordillat et Bertrand Rothé, dont vous avez ci-dessus un aperçu avec la bande annonce.

Dans une série de six épisodes conçue pour Arte et qu'on peut revoir en "replay" sur le site de la chaîne jusqu'au 12 décembre 2019, les deux documentaristes font parler 21 économistes, juristes, sociologues, historiens et anthropologues pour nous éclairer sur des notions qui ont façonné notre histoire et donc notre monde d'aujourd'hui (*).

Disons-le en guise d'avertissement : l'ensemble n'est pas toujours évident à suivre, il faut rester très concentré, mais le jeu en vaut la chandelle. Ces propos font réfléchir et contribuent indéniablement à "démocratiser" des connaissances et lectures critiques dont ne peuvent que profiter, par exemple, des représentants du personnel.

Nous vous proposons une synthèse consacrée de cette série, mais limitée à l'invention du salariat et à la question de son devenir : vivons-nous le crépuscule de cette forme d'emploi ?

L'origine du salariat

Le salariat est inventé lors de l'émergence de l'économie moderne, c'est-à-dire lors de l'avènement du capitalisme industriel au XIXe siècle. Le salariat apparaît dans la continuité du "louage de service", expression utilisée jusqu'à la fin du XIXe siècle en France, retrace le juriste Alain Supiot. Il se caractérise par le lien de subordination entre salarié et employeur, des termes antinomiques car "comment, dans une société libre et démocratique, penser que des êtres humains sont entièrement sous les ordres d'un autre ?"

Le salarié renonce en effet à une certaine liberté de comportement. Il reconnaît le droit à un employeur de lui donner des ordres, en échange d'une rémunération, résume l'économiste Olivier Favereau. Dans cette économie de marché en plein essor, où domine l'idée de contrat, le droit du travail va peu à peu s'imposer pour "rétablir un certain équilibre des conditions contractuelles de l'échange", poursuit Alain Supiot, ce rétablissement passant par la reconnaissance des libertés collectives avec la légalisation des formes d'organisation, d'action et de négociation collective, "qui sont les trois piliers du droit collectif du travail".

Le droit du travail résulte de la collision de l'ordre juridique avec les mutations scientifiques, sans équivalent dans l'histoire, qui interviennent au XIXe siècle

 

 

Et la sociologue Danièle Linhart de rappeler que ce droit du travail résulte d'une mobilisation des travailleurs des manufactures, il est le reflet "des batailles menées par les organisations syndicales pour obtenir des protections et garanties qui sont devenues le code du travail". On mesure mal aujourd'hui l'ampleur de ces changements historiques, saisis de façon très stimulante par Alain Supiot. "C'est une matière passionnante le droit du travail. Et pourquoi c'est passionnant ? Parce que c'est le résultat de la collision de l'ordre juridique avec les mutations scientifiques et techniques, sans équivalent dans l'histoire, qui interviennent au XIXe siècle, explique le juriste. Les conditions de vie des travailleurs et paysans français du XVIIIe siècle n'étaient pas très différentes de celles du paysan romain. Et survient la révolution technique qui bouleverse tous les équilibres acquis. On invente un droit qui va permettre de survivre à ce choc et même, autant que possible, de le rendre bénéfique pour la plus grande partie de la population. Dans l'ordre ancien, on pensait qu'il y avait un ordre de la justice, qui était inscrit dans les lois, le droit ayant pour fonction de faire respecter autant qu'il était possible cet ordre.

Le droit du travail, une technique d'humanisation des techniques

 

Avec le droit du travail apparaît une nouvelle idée de la justice qui n'est plus définie a priori. Qu'est-ce qui est juste dans le rapport d'échanges salarial ? Pour que cette justice advienne, il faut qu'il y ait un équilibre des forces, et c'est par le jeu du conflit et de la négociation qu'on va avoir une définition tâtonnante et évolutive de la justice sociale". Le droit du travail serait donc, selon le juriste, "une technique d'humanisation des techniques" : il rend "humainement vivable le progrès des techniques". Cet impératif de sécurité physique sera ensuite élargi à l'impératif économique (nourrir sa famille) et au risque maladie.

Le salariat, une forme à dépasser ?

Mais aujourd'hui, où en sommes nous ? Consubstantiel au capitalisme lors de la phase fordienne, lorsque le travail était découpé en tâches successives dépourvues de sens (voir le Charlot des temps modernes), le salariat ne peut-il pas aujourd'hui être dépassé, voire lâché par le capitalisme pour d'autres formes d'emploi voire par la disparition d'une partie des tâches humaines du fait de la robotisation ?

Le capitalisme n'est-il pas, d'ailleurs, en train de dissoudre cette forme de contrat de travail qu'est le salariat pour lui substituer un pur contrat commercial associant un individu (autoentrepreneur) et une firme (plateforme numérique par exemple) ? Plusieurs chercheurs interviewés dans la série partagent et discutent cette interrogation, plusieurs d'entre-eux se disant toutefois incapables de dire si le salariat va demeurer très dominant dans les formes d'emploi.

On ne va pas revenir en arrière avec des petits propriétaires (...) Les autoentrepreneurs ne sont que des salariés déguisés

 

 

L'anthropologue Christophe Darmangeat, lui, ne croit pas à un grand basculement : "Dans un pays comme la France, la majorité de la population était soit des paysans petits propriétaires, soit des artisans ou des commerçants. Ce sont les lois de la concurrence introduites par le capitalisme qui ont balayé tout ça. L'idée qu'on va évoluer à l'avenir en rétropédalant et en réinventant une classe de petits propriétaires, je pense que c'est une pure utopie. Qu'est-ce qui se passe aujourd'hui, en réalité ? Les autoentrepreneurs sont des salariés déguisés (...), pieds et poings liés à leur grand donneur d'ordres".

Certains semblent quand même voir dans les évolutions récentes du droit du travail une inflexion dans le sens d'une nouvelle donne. Ainsi, la barémisation des dommages et intérêts en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse (barème "Macron") permet aux employeurs de calculer ce qui leur est le plus "rentable" de faire : respecter ou violer la loi ? On pourrait ajouter que l'actuel gouvernement cherche à prévenir, notamment dans la loi mobilité, toute tentative des juges visant à requalifier en contrat de travail les liens entre travailleurs et plateformes numériques. Cependant, observe le juriste Alain Supiot, même ces nouvelles formes d'activités créées par des entrepreneurs finissent par engendrer des communautés de travail organisées autour d'une certaine hiérarchie.

La relation de subordination est d'un archaïsme inouï

 

L'on sent bien que les auteurs du documentaire aspirent à une toute autre évolution. Ils donnent longuement la parole à ceux des chercheurs qui défendent une autre approche. Les changements économiques, l'évolution du niveau d'éducation et les aspirations des citoyens rendent aujourd'hui la notion de relation de subordination inadaptée, et même "d'un archaïsme inouï", juge ainsi Danièle Linhart. Mais cette notion est encore difficile à dépasser car aujourd'hui encore, dans les esprits, soutient la sociologue du CNRS, "l'entreprise appartient au patronat".

La revendication d'une autre gouvernance

C'est justement contre cette idée dominante que s'oppose Olivier Favereau et le collège des Bernardins. Estimant qu'il faut aller vers la reconnaissance du rôle des salariés dans les entreprises en les associant à la gouvernance des sociétés, l'économiste plaide pour une refondation de la définition et de la gestion des entreprises, sur un mode beaucoup plus ambitieux que celui, très timide, esquissé par la loi Pacte, avec par exemple une moitié d'administrateurs réservée aux représentants des salariés.

L'économiste veut croire que ce changement imposerait à nouveau dans les débats sur la gestion et la stratégie des entreprises non seulement la prise en compte du travail réel -et qui mieux que les travailleurs le connaissent-ils ?- mais aussi l'intérêt à long terme de l'entreprise, alors que les actionnaires n'ont cessé, en accordant des actions et titres aux dirigeants, d'inciter ceux-ci à rechercher davantage la plus-value des titres boursiers que la performance à long terme...

(*) En dépit du nombre important d'interlocuteurs, on peut néanmoins déplorer que la série n'oppose pas davantage des points de vue contradictoires.

► Pour revoir la série d'Arte, Travail, salaire et profit

► Pour lire nos précédentes notes de lecture, suivre les liens vers nos articles sur les gilets jaunes et les syndicats, la France désunie, l'Europe sociale, le dialogue social en France, l'héritage de 14-18 en matière de droit du travail, une société libre d'individus.

 

Le marché du travail, cette "fiction théorique"

"Le marché du travail est une métaphore utilisée par les économistes universitaires pour décrire une relation mythique d'offre et de demande où le travail est vendu, acheté, le prix du travail -le salaire- étant ajusté selon l'offre et la demande. Mais qui vit cela réellement ? C'est excessivement marginal. La plupart des gens candidatent pour des jobs dans des entreprises qui offrent une structure salariale fixe. Je ne trouve pas que cela corresponde au modèle de l'offre et de la demande décrit par les économistes", soutient l'économiste américain James K. Galbraith. Il est rejoint par l'économiste Kaku Nubukpo : "Le marché du travail est une fiction théorique. John Maynard Keynes (1883-1946) l'a très bien expliqué : le marché suppose une offre et une demande de gens qui sont libres de faire ou non des transactions, mais celui qui offre son travail n'a pas le choix, il doit travailler pour vivre. Vous ne pouvez pas parler d'un marché quand l'une des parties n'a pas le choix, sauf si vous voulez assumer, sans le dire explicitement, la violence du système capitaliste".

 

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Bernard Domergue
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